auteur: Jessica Scale
Les freins
à la création dans l'entreprise
Les entreprises décidées à devenir créatrices doivent s'attaquer à trois obstacles. Contre-intuitivement, traiter le frein le plus ancien, le plus multi-dimensionnel, peut conduire à lever plus aisément les deux autres.
Constatons un paradoxe: une fois l'entreprise créée par l'entrepreneur, celui-ci promeut l'innovation auprès de ses collaborateurs, mais se réserve le pouvoir de création. C'était en tout cas la philosophie des grands capitaines d'industrie des 19ème et 20ème siècles, les Ford, Schneider, Edison, du Pont de Nemours, Bayer, Eiffel, ... Le contraste est grand avec certains (je souligne certains) entrepreneurs du 21ème siècle. Ceux-ci, au contraire, insufflent la création partout dans leur organisation et dans leur écosystème. Quand la création fait partie du business-modèle d'une entreprise récemment fondée, cela peut être tâche facile. En raison du poids de l'histoire, cela s'avère beaucoup plus ardu d'intégrer la création dans l'ADN d'une entreprise de la "vieille économie".
Les freins à la création sont, en effet, fermement enracinés dans les entreprises à histoire. Chaque entreprise possède ses propres entraves, issues de son secteur d’activité, de son passé et de sa culture. Les identifier, puis inventer des façons adaptées de les lever, devraient constituer des chantiers à part entière dans le programme de transformation digitale. Parmi ces freins, il semblerait que toutes les entreprises, ou presque, aient à lever les trois mêmes.
Constatons un deuxième paradoxe. La digitalisation de l’entreprise, qui devrait faciliter la création dans toutes ses dimensions, peut en elle-même constituer un frein à la création.
En fait, l'entrave est une digitalisation mal comprise, mais rassurante, celle qui se focalise quasi-exclusivement sur les technologies, qu'on peut caractériser comme une « tech-obsession ». Celle qui ne s’intéresse que de façon périphérique à ce que le digital fait à la société, aux clients, aux collaborateurs. Le célèbre proverbe confucéen résume cette cécité: « Quand le sage désigne la lune, le sot regarde le doigt ». Si l'on se souvient que ‘digital’ vient étymologiquement de ‘doigt’, c’est encore plus savoureux…
Ainsi, au sein de la digitalisation, l’investissement massif dans le Big Data peut devenir un « tue-la-création ». La promesse est que, sur la base de l’exploitation d’une masse colossale de données, les algorithmes identifieront quasi automatiquement les prospects profitables, définiront les produits et services de demain, « designerons » les nouvelles expériences-clients, inventeront les meilleures solutions aux problèmes opérationnels. Cette promesse n’engage que ceux qui y croient, tant elle est contraire à l’efficacité réelle des algorithmes actuels, et surtout aux faits.
Dans l'article « Pour créer de la valeur à l’ère digitale...», je rappelais que tous les créateurs de licornes racontent une histoire similaire. L’idée à l’origine de la création de leur business est venue par hasard, au détour d’un événement anodin de leur vie quotidienne, ou face à un désir simple qu’ils ne voyaient pas comment satisfaire. C’est leur vie dans le réel qui a été source de création. Pas la technologie. Ou les données.
Les données sont décisives. Mais ce ne sont pas elles qui créent. Idem pour les algorithmes. Les meilleurs ont requis un créateur pour les imaginer.
Les directions marketing, hier rares fonctions de l’entreprise en contact avec la création, sont menacées d’être submergées, et finalement défaites, par le tsunami d’indicateurs de performance associés à leur activité. Le digital permet de tout mesurer et peut produire des chiffres sur à peu près tout ce qui bouge. De plus en plus de directeurs marketing, et maintenant également de plus en plus de directeurs de la communication, ont le nez collé à un tableau de bord, dont les lignes se multiplient tous les mois. Ils en oublient de regarder autour d’eux, d’expérimenter le réel, d’avoir des intuitions, de se laisser aller à imaginer. Ils deviennent l’interlocuteur à qui s’adresse le dramaturge G.B. Shaw : « Vous voyez quelque chose et vous vous demandez pourquoi. Mais moi, je rêve de choses qui n’ont jamais existées, et je dis : ‘pourquoi pas ?’ ». C’est pourtant uniquement en approchant les enjeux avec cet état d’esprit créateur que les data peuvent devenir le nouvel « or noir » du marketing et de la communication.
La mise en oeuvre de solutions créatives peut voir très sérieusement minorés les effets qui en sont attendus, si leur usage est conçu comme strictement technique. C'est un risque qui pèse sur le Design Thinking.
Le nombre de grandes entreprises ayant adopté cette démarche est impressionnant. D’IBM à Coca-Cola, de GE à Procter&Gamble, de Philips à Nike, de SAP à Allianz, toutes en sont devenues adeptes.
Le Design Thinking est une approche absolument remarquable pour créer dans l’entreprise, comme pour résoudre créativement des problèmes. Elle installe l’empathie à l’égard du client ou de l’utilisateur comme catalyse de la création, puis favorise en courtes phases itératives la production d’idées, de concepts, puis de prototypes, et enfin un lancement ou une mise en œuvre ultra-rapides. L’approche déploie toutes les caractéristiques gagnantes du digital : centrage sur le client et son expérience, phases brèves, ouvertes et participatives, techniques de créativité, pratique du « Test & Learn », résultats accélérés... Elle articule pensée analytique et pensée intuitive, les deux versants indissociables de la création. C’est sans surprise que son adoption par les plus grands acteurs économiques se soit propagée à si grande vitesse.
Mais voici que s’élèvent déjà quelques voix pointant la déception, voire les dommages occasionnés par le Design Thinking.
Je ne peux exclure l'hypothèse que ces critiques sont issues du besoin, caractéristiquement digital, de brûler ce qui vient d’être adopté, pour mieux installer une "nouvelle nouveauté innovante", créatrice de profits pour ses promoteurs. Quelles que soient leurs motivations, les « anti-hérauts » du Design Thinking signalent que les grandes entreprises championnes des processus ont adopté cette approche d’autant plus volontiers qu’elles l’ont considéré comme… un processus de plus. Que son application en a été mécanique, un peu à la Six Sigma des années 90. Que tous les aspects désagréables de la créativité, son aspect brouillon, son risque, sa difficulté, en ont été soigneusement gommés. Et que donc cette approche a produit chez la majorité des pratiquants guère plus que des améliorations incrémentales.
Je n’ai pas d’éléments directs, issus des entreprises concernées, quant au bilan tiré de la mise en œuvre de cette approche. Il me semble que, au vu du changement culturel souhaité, peu de temps est laissé au Design Thinking pour faire ses preuves. En revanche, prenons de ces critiques ce qu'elles peuvent apporter: en creux, elles désignent les conditions de succès – ou d’échec – de la mise en place du Design Thinking. Pour livrer tout son potentiel, cette approche a besoin d'être accompagnée d'une libération de la créativité chez les collaborateurs qui vont en suivre les étapes.
Les technologies, les data, les méthodes et processus de créativité sont crucialement indispensables à la digitalisation des entreprises. Elles restent des moyens au service de leur création. Une focalisation excessive sur elles constitue le premier frein au développement de l’entreprise créatrice.
Le deuxième frein à la création dans l’entreprise est la désynchronisation de son organisation avec une autre caractéristique du digital : le brouillage des frontières.
Le digital se joue des territoires nationaux et des limites géographiques. A noter: nombre d’habitudes et d’attitudes locales n'en sont pas pour autant modifiées. Les Français achètent sur Internet, se font livrer et paient digitalement ; les Allemands sont très attentifs aux garanties offertes en matière de sécurité de paiement, préférant souvent le « buy on-line / pick up & pay off-line ». Pour les entreprises, cette nouvelle donne globale-locale offre un vaste terrain de jeu créatif.
Sous le coup du digital, les frontières entre industries deviennent, elles aussi, toujours plus poreuses. Cela s’avère également un facteur de créativité pour les entreprises agiles. J'aurai l'occasion d'y revenir.
A l’inverse de ce brouillage des catégories, un type de frontières semble au contraire se renforcer avec le digital. Après la « tech-obsession », c’est le second frein majeur à la création dans l’entreprise. Ces frontières donnent beaucoup de fil à retordre aux dirigeants, et c’est sur elles que je travaille fréquemment avec eux. Trouver une solution adaptée à l’entreprise concernée est une des conditions essentielles pour libérer la capacité de créer de l’entreprise.
Les frontières dont je parle sont celles qui séparent, parfois très hermétiquement, les fonctions et métiers de l’entreprise les uns des autres : les fameux silos organisationnels.
Dans beaucoup d'entreprises, la digitalisation s’est juste superposée aux silos.
La conséquence, visible de l’extérieur, en est une multiplication de sites, de comptes Twitter et de pages Facebook pour une même entreprise, parfois pour une même fonction au sein de l'entreprise. L'autocentrage de chaque métier et fonction conduit à produire un supermarché d’applications, parfois concurrentes, proposées aux mêmes clients. Le phénomène engendre pareillement un foisonnement interne de bases de données – qui ne sont évidemment pas conçues pour communiquer entre elles. , dont beaucoup sont d'une utilité questionnable – mais dont chacune a quand même requis un investissement...
Les dysfonctionnements et les coûts issus de la digitalisation dans une organisation cloisonnée et peu collaborative deviennent très problématiques aujourd’hui. Ils induisent des coûts cachés importants. Ils affaiblissent, voire nuisent à la qualité de l'expérience-client. Et, surtout, ils constituent un risque pour le moyen terme, car ils grèvent très sérieusement le potentiel de création de l’entreprise. Il n’est plus possible en effet aujourd'hui d’inventer un nouveau service ou une exploitation intelligente des données, par exemple, sans amener autour de la table de nombreux et différents métiers. Quand ceux-ci n’ont pas l’habitude de collaborer, quand ils ne se comprennent pas, quand ils sont en forte concurrence budgétaire ou en compétition encouragée pour les positions d’influence et de pouvoir, la création que ces métiers ont à faire ensemble parvient rarement à livrer les bénéfices espérés.
Le digital ne change pas les motivations profondes des humains – il tend au contraire à les exacerber. Les dirigeants s’interrogent donc sur les moyens de réguler les jeux de pouvoir au sein de l’entreprise dans le but de favoriser les collaborations. Sans tout détruire, car les résultats du prochain trimestre sont à livrer, digital ou pas digital. Quelle organisation, quelles modalités mettre en place pour transversaliser, aplatir, assouplir le fonctionnement de l’entreprise ? Des pistes de solution existent. Elles feront l’objet d’un prochain article. Disons seulement que des modèles inspirés du fonctionnement des « hubs » et des plateformes sont investigués, testés in vivo, et souvent adoptés.
L’origine de ces expérimentations ? Le constat qu’un autre type de frontière encore, pourtant indissociable de l’entreprise depuis 200 ans, semble plus aisément surmontable que ses silos organisationnels. C’est la frontière qui distingue l’intérieur de l’entreprise, de l’extérieur de celle-ci. Pour opérer à l’ère digitale, les entreprises créent et font vivre des écosystèmes toujours plus larges et variés. Ils associent des partenaires, des fournisseurs, des prestataires, des startups, des clients, des utilisateurs, voire des particuliers offreurs de services. Or, les créations construites en interne/externe des entreprises s’avèrent dans la majorité des cas très réussies.
C’est opportun, car l’esprit de création doit s‘étendre à l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise. Les meilleurs nouveaux produits ou services sont développés avec l’écosystème. Les plus gros gisements de création d'efficacité opérationnelle résident dans la reconfiguration de l'écosystème. Dans bien des cas, les entreprises apprennent aujourd’hui à créer conjointement avec les acteurs de leur écosystème, comme elles apprennent à créer des progrès opérationnels en travaillant avec ceux-ci – davantage qu’en transverse de l’organisation.
Outre le frein de la « tech-obsession » et celui de la difficile collaboration entre silos, le dernier des freins majeurs à la création dans l’entreprise est la culture du risque. Ou plutôt la culture du non-risque.
Il est impossible de créer sans oser. L’audace en est l’indispensable caractéristique. Comme le dit finement Nicole Notat : « Gutenberg n’a pas attendu qu’il existe un marché du livre pour inventer l’imprimerie ». Or un choix, ou un acte, est audacieux parce qu’il contient et accepte le risque de l’échec.
L’échec n’a pas bonne presse, en particulier dans l’entreprise. On nous dit qu’aux Etats-Unis, l’échec n’est pas honteux, qu’il est valorisé comme tremplin pour mieux rebondir. Ce serait la clé culturelle de leur succès. Les leaders des nouvelles entreprises, à commencer par feu Steve Jobs lui-même, adorent propager ces merveilleuses histoires du rebond après l’échec. Ne nous y trompons pas: elles ont d’abord pour but de rassurer les investisseurs, qui s'inquiètent parfois de ne pas voir arriver les résultats attendus. J’ai travaillé aux Etats-Unis, je peux dire que personne là-bas n’aime l’échec. Bien au contraire, la règle plus ou moins explicite est « You cannot fail ». Un seul exemple: il est excessivement rare aux Etats-Unis (8 occurences en 240 ans) qu’un candidat ayant échoué aux élections présidentielles se représente une seconde fois, et ce, contrairement à la France.
Pas de complexe, nous sommes tous égaux devant le risque d’échec. Personne ne l'aime. En revanche, les GAFA-NATU ont mis au point des modes de fonctionnement qui intègrent la possibilité de l’échec. D’abord les initiatives créatrices sont multipliées. Leurs dérives négatives, ou simplement décevantes, sont identifiées très tôt. Les projets sont discontinués sans état d’âme. Mais sont exploités pour livrer leurs enseignements. Et les conséquences, pour la santé de l’entreprise comme pour la carrière des collaborateurs qui s’y sont impliqués, sont soigneusement managées. Ces modes de fonctionnement s’avèrent assez faciles à implémenter, les entreprises disposant dès à présent de tous les moyens et de l’expertise pour ce faire.
Elles disposent aussi, pour les guider, des exemples de multiples industries qui ont dès leur origine intégré la possibilité de l'échec. Les industries créatives (musique, cinéma, édition, …) ont élaboré leur business-modèle sur cette base. Elles acceptent que neuf projets échouent, à condition que le dixième explose le box-office et rapporte des bénéfices couvrant bien plus que les pertes cumulées des neuf autres. Dans une proportion moindre, l’industrie pharmaceutique compte elle aussi sur les « block-busters » pour éponger les coûts des inévitables recherches avortées.
Cet état d'esprit est également caractéristique des investisseurs, qu'ils parient sur une entreprise traditionnelle ou sur une startup du digital.
De son étude des processus de création chez les artistes, les compositeurs, les chercheurs, les mathématiciens..., Pierre-Michel Menger, titulaire de la chaire Sociologie du travail créatif au Collège de France, tire un enseignement similaire.
Il indique ainsi : « Pour être constant dans les activités créatrices, il faut posséder un ‘réseau de projets’. Vous faites avancer vos affaires sur plusieurs plans, à différentes vitesses, et vous êtes éventuellement prêt à prélever une idée d’un projet vers un autre. Certains sont plus risqués et pour d’autres, vous appliquez des formules plus tranquilles, établies. Vous répartissez les risques. » (interview à France Culture, 25.01.2016).
Non seulement cet expert confirme l'efficacité de la multiplication des projets pour créer, mais sa conclusion remet au goût du jour les bons vieux "retours d'expérience", un peu passés de mode ces derniers temps. Troisième enseignement, à mon avis: quand les projets multiples sont le fait, non d'un individu, mais d'une organisation, le partage est essentiel. L'échec d'un des projets peut apporter à un autre l'élément qui le mènera au succès.
Les trois freins qu'affrontent la plupart des entreprises décidées à devenir créatrices sont donc d'ordre culturel (la "tech-obsession"), d'ordre organisationnel (les "silos" entre métiers et fonctions), et enfin d'ordre fonctionnel (le rapport à l'échec possible d'un projet de création). Ce dernier frein puisse sa force au plus loin de l'histoire de l'entreprise, et agrège autour de lui de la culture, de l'organisation, des processus, le système de sanction et de rémunération, etc. C'est pourtant celui dont la levée peut entraîner le plus dynamiquement, le moins douloureusement, la levée des deux autres freins.
C’est pour cette raison que je recommande de commencer le traitement des freins par la mise en place de ces modes de fonctionnement. Car, dernier bénéfice de la multiplication des projets de création - ceux qui intégrent la possibilité de l'échec et se fertilisent mutuellement -, ces fonctionnements permettent d'exploiter le formidable levier de création que toute entreprise a en elle, sans généralement le reconnaître : la créativité de tous ses collaborateurs.
Temps de lecture : 3’30''. Avec les exemples et cas : 8’
Le sage, le sot, la lune
et le digital.
Les données sont décisives.
Mais ce ne sont pas elles
qui créent.
La création,
un processus de plus ?
Les silos
contre
la création.
Les coûts croissants
de la non-collaboration
Sans tout détruire,
car les résultats trimestriels
sont aussi à livrer.
Le succès des créations
avec l'écosystème.
Pour un développement de cette idée, lire l'article
Appuyer sur l'accélérateur de création.
Pour comprendre la distinction entre innovation et création, lire La création est l'horizon de la transformation digitale
Les conditions de succès
du Design Thinking
Personne n'aime l'échec.
La multiplication des projets
de création
contre le risque d'échec.
Commencer par traiter
le troisième frein
pour lever les deux autres.
© 2016 by Digit Fit.
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